Le génocide le plus moral du monde
Pendant des années Israël a propagé l’idée que son armée était «la plus morale du monde». Il arrive en effet qu’Israël avertisse les civils de Gaza, sur leur cellulaire, que leurs maisons seront détruites, et qu’ils doivent partir s’ils veulent vivre. Quelle autre armée montre autant de bienveillance envers des civils avant de les tuer? Ceci me rappelle une caricature d’un bourreau montrant toute sa bienveillance en prévenant un condamné à mort que les marches de l’échafaud qu’il s’apprête à gravir sont glissantes à cause de la pluie, et qu’il doit faire attention.
Les promoteurs du génocide et leurs relais ici veulent nous faire croire maintenant que les massacres en cours à Gaza sont une entreprise éminemment morale, qui vise avant tout à éliminer le mal qui ronge Gaza et qui menace les Juifs: le Hamas islamiste. Mais sous prétexte de combattre le Hamas, on bombarde la population civile et les institutions, et on cible explicitement les enfants, les journalistes et le personnel médical, faits bien établis par de très nombreuses sources, ignorées ou carrément censurées. Il s’agirait, en quelque sorte, du génocide le plus moral de l’histoire. Quand le chancelier allemand Friedrich Merz déclare qu’«Israël fait le sale boulot pour nous tous» , il ne se réfère pas seulement aux bombardements de l’Iran, mais aussi de Gaza et du Liban, qui font également partie de l’axe du mal. S’il concède que c’est un «sale boulot», il affirme implicitement que cela sert un objectif supérieur, celui de défendre notre sécurité. L’entreprise hautement morale qui consiste à tuer des civils n’a pas de limites…
Ce sentiment qu’Israël est dans son bon droit – maintes fois exprimé au sein des élites politiques et médiatiques – est produit par quelques tours de passe-passe qui permettent de maintenir une façade de respectabilité lorsqu’on appuie le génocide. Les tenants de ce discours pourraient à la limite admettre qu’Israël exagère un peu dans la violence qu’il utilise, mais que sur le fond, il a raison. Cette posture résulte de choix politiques assumés qui s’inscrivent dans l’histoire coloniale, ainsi que des procédés médiatiques qui vont donner un semblant de légitimité à cette propagande.
Le poids de l’histoire
Les stratégies israéliennes s’inscrivent dans une longue histoire de rapports coloniaux. Mais on oublie l’histoire. On présente Israël comme luttant pour sa survie contre des agresseurs qui veulent le détruire, en oubliant que la Palestine était entièrement arabe il y a un peu plus de cent ans (ce qui n’exclut pas l’existence de petites communautés juives). Le désir d’y ériger un État pour les Juifs a eu comme conséquence inévitable l’expulsion des Palestiniens dans des opérations de nettoyage ethnique bien documentées puis, devant leur volonté de résister, par le biais d’un génocide reconnu comme tel par toutes les instances internationales. Les élites politiques et médiatiques représentent le conflit comme un combat symétrique dans lequel les Palestiniens non seulement refusent de faire les compromis nécessaires, mais s’appuient sur la violence criminelle du Hamas pour arriver à leurs fins. Israël, selon eux, ne fait donc «que se défendre», une prétention répétée à satiété par tous les politiciens et les politiciennes au pouvoir. La notion de symétrie est fondamentale dans la représentation du conflit. Ainsi, dans l’émission Point de vue sur la chaîne d’infos en continu RDI de Radio Canada du 19 juin dernier, suite à la mention du livre de Guillaume Lavallée, Gaza avant le 7, qui souligne que la déshumanisation des Palestiniens a commencé bien avant le 7 octobre, la chroniqueuse et journaliste bien connue au Québec, Josée Legault n’a rien trouvé d’autre à dire à part que la déshumanisation était «mutuelle»!
Le choix des mots
Ce narratif est appuyé par un choix de termes qui ont pour fonction de tenter de le faire passer pour une réalité objective.
Le premier élément est la caractérisation du conflit comme opposant Israël et le Hamas. Même après 18 mois de massacres, de grands quotidiens coiffaient leurs articles d’information ou leurs chroniques de l’expression «Guerre Israël-Hamas». Sur des chaînes telles que RDI et Noovo, (une chaîne de télévision privée de Montréal) les entrevues télévisées sur cette question se déroulaient sur un plateau portant le titre, «Guerre Israël-Hamas». Comme le Hamas est classé parmi les groupes terroristes par le gouvernement du Canada, la conséquence inévitable de cette désignation est claire: si vous n’appuyez pas Israël, c’est que vous appuyez ceux à qui il s’oppose, c’est-à-dire que vous faites «l’apologie du terrorisme». Cela a pour effet de stigmatiser toute critique d’Israël et de justifier tout ce qu’Israël peut faire. J’ai demandé à plusieurs journalistes et éditorialistes: cela va vous prendre combien de dizaines de milliers de morts civiles pour comprendre que l’objectif n’est pas la destruction du Hamas, ni le rapatriement des otages, mais bien l’expulsion des Palestiniens en vue de faire main-basse sur le territoire? Je n’ai jamais reçu de réponse.
L’extension abusive du terme antisémitisme constitue un autre procédé de stigmatisation des critiques du génocide. Outre les vrais cas de racisme anti-juif, le terme est utilisé à tort et à travers pour désigner toute opposition aux politiques génocidaires du gouvernement d’Israël. Même un cours sur la littérature palestinienne est désigné comme encourageant l’antisémitisme. Les manifestations contre les massacres en cours sont qualifiées d’«antisémites» par de nombreux chroniqueurs. La dernière controverse internationale à cet effet a été déclenchée par le cri «Death to the IDF» (mort à l’armée israélienne, désignée par son sigle anglais: Israeli Defense Force) lancé par le groupe de rappeurs punk Bob Vylan lors d’un concert en Grande Bretagne. Il y a bien des raisons de critiquer ce type d’expressions militantes. Mais en mettant la nouvelle sous la rubrique «Antisémitisme», comme le font la plupart des forces politiques au pouvoir, le prestigieux journal Le Monde opère une double réduction: celle qui découle de l’identification de l’ensemble des Juifs à Israël, et celle qui réduit l’ensemble de la société israélienne aux actions de son armée. Toute critique des actions criminelles de l’armée devient alors non seulement une critique du gouvernement israélien (ce qui est défendable évidemment) mais une critique haineuse de l’ensemble des juifs du monde!
Et le tour est joué. Ne condamnez pas les instances (telles que l’armée israélienne) qui mettent en œuvre ce génocide hautement moral. Ne le nommez surtout pas «génocide»: le nommer ainsi, c’est de l’antisémitisme.
Rachad Antonius
Membre du Conseil scientifique de l’Observatoire Ethique et santé Humanitaire Professeur émérite de l’UQAM, (Université du Québec à Montréal) spécialiste des méthodes quantitatives en sciences sociales et du Proche-Orient. Actif en coopération internationale, il est auteur de plusieurs ouvrages, dont Islam et islamisme en Occident (2023) et La Conquête de la Palestine (2024).
